- SHIMAZAKI T.
- SHIMAZAKI T.Quand, au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, les éditions Chikumashob 拏 publièrent une collection de textes qui fit date dans l’histoire de la littérature japonaise contemporaine, le premier volume fut consacré à Shimazaki T 拏son.Ce choix ne laisse pas d’étonner. Le «naturalisme», dont cet écrivain s’était fait le porte-parole, est passé de mode depuis longtemps. Ses romans, d’où l’imagination semble bannie, sont d’un abord austère. Mais sa création n’a pas vieilli, et, à mesure que passent les années, l’œuvre entière se découvre au regard comme un immense massif montagneux recouvert par la forêt.Années de rébellionShimazaki T 拏son s’établit à T 拏ky 拏 en avril 1905, et c’était une décision folle. Il quittait une petite ville de la province de Shinsh où il avait enseigné pendant six ans. Il voulait risquer le tout pour le tout. Il avait produit des poèmes, quelques récits, et, un an auparavant, avait entrepris «une œuvre un peu plus longue»: Hakai . Il fit publier ce roman à ses frais en mars 1906. En mai 1905 mourut sa troisième fille, la maladie emporta les deux aînées durant le printemps de 1906: signes de l’adversité, et plus encore du dénuement.Hakai (La Rupture de l’interdit ) abordait de front un sujet qu’on avait jusqu’alors esquivé. La «question des eta », ces «hommes impurs» rejetés en dehors de la société, était officiellement réglée puisque, dès 1871, ils avaient été rangés parmi les citoyens; mais la discrimination demeurait entière. Au terme du récit, le personnage principal de Hakai , un instituteur de cette province de montagne familière au romancier, se résout à révéler son origine – «Je suis un eta » – avant de s’exiler.En dépit de son audace, le livre dut son succès moins au sujet qu’à la nouveauté du ton. La vie d’une région lointaine, les travaux quotidiens, les relations sociales apparaissent dans leur âpreté. L’œil épie une nature menaçante, tous les sens participent à cette saisie de la réalité charnelle. Le romancier excelle à montrer non pas un héros, mais un groupe d’hommes, leur diversité et leur solidarité. Véhément, tendu, le récit obéit à un mouvement unique: il faut briser le cercle de l’habitude et de la peur, révéler le vrai. Seule la parole libère.T 拏son était né au début de l’ère Meiji. Depuis des générations, sa famille habitait le village de Magome, à l’entrée de la vallée de Kiso. Des maisons trapues se succédaient le long de la «route de l’intérieur», l’une des principales voies de communication de jadis, et cette contrée sauvage ne fut pas à l’abri des bouleversements. L’adolescent fut aussitôt happé par le tourbillon de l’époque. Il part pour T 拏ky 拏 à l’âge de neuf ans, passe d’école en école, cherche, se rebelle. L’anglais lui donne accès à la poésie anglo-saxonne et aux autres littératures occidentales. Il reçoit le baptême, puis s’éloigne du christianisme. Il est du petit groupe réuni autour de Kitamura T 拏koku, qui fonde en 1893 la revue Bungaku.kai (Domaine des lettres ). T 拏koku se suicide en 1894. T 拏son lui-même mène une vie instable.Quatre recueils de poèmes jalonnent ces années d’errance: en 1897, Wakana-sh (Premières Pousses ); en 1898, Hitohabune (Une feuille fend l’eau ) et Natsugusa (L’Herbe de l’été ); en 1901, Rakubai-sh (À terre sont tombées les fleurs des pruniers ). Il conserve la langue classique, mais chacun de ces chants est une brèche de liberté. Il leur insuffle une plénitude toute sensuelle; il choisit ses mots et ses rythmes avec une sûreté qui confond. Après 1901, il abandonne l’expression poétique et, dans la haute vallée de Komoro où il demeura six ans, il multiplie les exercices de description en prose, qu’il réunit sous le titre Chikumagawa no suketchi (Croquis de la rivière Chikuma ). Il n’en est pas moins singulier que les trois romanciers de Meiji – avec T 拏son, Natsume S 拏seki et Mori 牢gai –, qui contribuèrent plus que tout autre à créer la prose contemporaine, aient été fascinés par la poésie.La vérité du «naturalisme»Dès 1906, l’écrivain se réclama du «naturalisme». Néanmoins, la fiction conservait une large place dans son premier roman. Il voulut y renoncer. Dans Haru (1908, Le Printemps ), il se représente lui-même parmi les êtres chers de son adolescence, durant les années de désarroi, entre 1893 et 1896. Seuls les noms de personne avaient été modifiés. Puis il se proposa d’appliquer avec plus de rigueur encore la méthode qu’il avait d’abord choisie d’instinct. Dans Ie (1910-1911, La Maison ), il observe le déclin de sa famille, jadis riche et puissante. Elle se disperse. Dans l’incertitude de la grande ville naissent des structures nouvelles.Ces chefs-d’œuvre sont autobiographiques, et on y vit souvent des «confessions». Ils font songer, en fait, à certains maîtres du réalisme européen et d’abord à Flaubert. Dans Haru , T 拏son ne rêve pas de s’identifier à son passé; il cherche à montrer les illusions dont lui et ses compagnons furent victimes; la description contient, implicite, la critique. De même, Ie est à la fois un constat et une enquête; la phrase devient brève et sèche. Cet art de l’ellipse fait pressentir peu à peu l’organisation rigoureuse de l’ensemble.Le romancier, que tous s’accordent dès lors à placer parmi les plus grands de sa génération, poursuit sa recherche dans plusieurs domaines parallèles: récits courts (quatre recueils se succèdent entre 1907 et 1913); essais, impressions, descriptions (Shinkatamachi yori , 1909, Du quartier de Shinkatamachi ); souvenirs (Osanaki hi , 1912, Première Enfance ).Des difficultés inattendues interrompent cette progression régulière. Sa femme meurt en 1910. Une liaison avec une nièce le contraint à s’exiler. Il s’embarque pour la France en 1913 et y séjourne jusqu’en 1916. Il revient alors sur sa décision première, rentre au Japon et recourt, une fois encore, à la forme romanesque pour «révéler» ce qu’il avait tenté de «cacher». Shinsei (Vie nouvelle ) paraît en feuilleton de 1918 à 1919. Le livre s’achève quand se séparent ceux qui s’aiment. La voix s’assourdit, à la douleur se mêle comme une certitude.Le versant de la nuitAprès cette crise, il produit moins, mais son activité ne s’interrompt pas. Il renoue avec son passé. Il retrace, dans Aru onna no sh 拏gai (1921, Une vie de femme ), la fin de sa sœur aînée, dont les dernières années furent menacées par la démence. Dans Arashi (1926, La Tempête ), il voit ses enfants grandir, lui échapper et partir «dans la tempête». Ces récits alternent avec des textes plus descriptifs: il rédige ses Nouvelles d’Iikura (Iikura-dayori , 1922), rassemble ses croquis de France sous le titre L’Étranger (Etoranzee , 1922), rapporte d’un voyage qu’il fait avec l’un de ses fils sur les côtes de la mer du Japon San.in-miyage (1927, Souvenir du «Pays de l’ubac» ).À partir de 1929, il réalise un projet qui lui tenait à cœur depuis longtemps. Il revient à ce relais de Magome où son père avait dirigé les affaires du village, remonte plus loin dans le temps jusqu’aux années qui précédèrent le bouleversement de Meiji, afin de suivre dans toutes leurs ramifications l’histoire de sa famille et celle de la vallée. Yoake-mae (Avant l’aube ) fut achevé en 1935. Il y avait travaillé six ans, et l’ampleur de l’ouvrage étonne encore aujourd’hui. Shimazaki T 拏son ne put mener à son terme son dernier roman, T 拏h 拏 no mon (Porte de l’Est ). Il meurt à T 拏ky 拏 en 1943.Par leurs sujets, ces œuvres évoquent souvent la période «naturaliste». Mais le ton diffère, et nombre d’entre elles sont d’une beauté saisissante, toute nouvelle. Le romancier entre dans le courant souterrain de l’histoire; il reconstitue l’évolution, lente et déconcertante, d’un être, d’une collectivité. La phrase se fait plus discrète, plus souple. À tout moment affleure le langage parlé. Il naît une curieuse impression d’intimité. Jamais le narrateur n’a semblé plus proche. Sa voix est calme. Tour à tour se dessine sur ses lèvres l’expression de la sympathie, de l’effroi ou de l’humour, mais ce sont des mouvements légers, sans nulle insistance.
Encyclopédie Universelle. 2012.